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Ce que Félix Kersten avait appris à Helsinki et ce que lui révélait le docteur Kô, il faut bien le désigner sous le même terme de massage, puisque les deux enseignements avaient pour fin de donner aux mains le pouvoir de soulager et guérir. Mais, à mesure qu’il assimilait les leçons de son nouveau maître, Kersten voyait qu’il n’existait pas de commune mesure entre l’école finlandaise (dont il savait pourtant qu’elle n’avait pas de rivale en Europe) et la tradition d’Extrême-Orient dont le vieux lama-médecin lui transmettait les principes et les gestes.
La première lui apparaissait maintenant comme un tâtonnement primitif et presque aveugle qui ne pouvait soigner que d’une manière superficielle, hasardeuse et provisoire. L’autre méthode de thérapie manuelle, qui venait de si loin et de si haut, avait la précision et la souplesse du savoir et de l’intuition à la fois. Elle allait à la substance profonde, à la moelle de l’homme qu’elle avait à secourir.
Selon la science chinoise et tibétaine, enseignée par le docteur Kô, le masseur avait en effet pour premier devoir de découvrir, sans aucune aide étrangère et sans même prêter attention aux plaintes de son patient, la nature de la souffrance et situer son siège, sa source. Comment espérer, en effet, guérir une maladie dont on ignore la racine ?
Pour ce diagnostic indispensable, le praticien disposait dans les corps de quatre pouls et de centres et de réseaux nerveux, dénombrés, repérés par la médecine chinoise depuis des siècles et des siècles. Mais pour instrument d’auscultation, il n’en avait qu’un : la pulpe qui gonflait le bout de ses doigts.
C’est elle qu’il fallait donc entraîner, éduquer, affiner, sensibiliser à l’extrême pour lui permettre de percevoir l’affection maligne qui couvait sous la peau, la graisse et les chairs, et déterminer le groupe nerveux dont elle dépendait. Après quoi seulement il devenait utile d’apprendre les parades, c’est-à-dire tous les mouvements des paumes et des doigts qui influaient sur les nerfs désignés par le diagnostic et, grâce à leur truchement, allégeaient le mal ou l’éliminaient.
Pourtant, la connaissance de ces gestes n’était pas la partie la plus difficile.
Sans doute, avant d’avoir la topographie des ramifications nerveuses toujours présente à l’esprit, et de savoir la pression, la torsion, le pétrissement, le glissement propres à corriger telle ou telle défaillance et de l’exécuter avec l’efficacité la plus grande, il fallait un apprentissage long et pénible. Et peu d’élèves y pouvaient parvenir. Mais le secret essentiel de l’art, c’était la faculté de toucher du bout des doigts l’essence de la maladie, de mesurer son intensité et savoir le centre vital d’où elle rayonnait.
L’éducation la plus poussée, la plus raffinée de l’épiderme ne suffisait point. Pour rendre les minuscules antennes tactiles capables de sentir tous les nerfs de l’organisme et de répondre pour ainsi dire à leur appel, le praticien devait, en vérité, sortir de son propre corps et pénétrer dans celui du patient. Ce pouvoir, seules le permettaient les méthodes millénaires des grandes initiations religieuses de l’Extrême-Orient, qui, par les voies de la concentration spirituelle, des exercices respiratoires spéciaux, et des états intérieurs tirés du Yoga, portent l’esprit et les sens à un degré d’acuité, d’intuition inaccessibles autrement.
Ce qui semblait naturel au docteur Kô, voué dès l’enfance aux épreuves et aux méditations des lamas, était terriblement ardu pour un homme d’Occident et de l’âge de Kersten. Mais il avait une puissance de travail, de volonté très grande, et aussi, sans doute, le don.
Pendant trois années, il passa aux côtés du docteur Kô chaque instant qui n’était pas indispensable aux cours de la Faculté et aux menus métiers dont il tirait sa subsistance. Seulement alors le docteur Kô se déclara satisfait de lui.
Or, ayant assisté l’ancien lama dans ses travaux, Kersten l’avait vu opérer des cures étonnantes et dont certaines paraissaient tenir du prodige. Assurément elles se bornaient à un domaine bien délimité. Le docteur Kô ne prétendait pas que sa thérapeutique du massage pouvait guérir toutes les maladies. Mais son champ était si vaste (car les nerfs jouent dans l’organisme un rôle dont Kersten aurait ignoré, sans la médecine chinoise, et l’étendue et l’importance), qu’il pouvait combler les désirs du praticien le plus ambitieux.
Ces trois années, malgré la grande pauvreté où il continuait de vivre, passèrent très vite pour Kersten. Non seulement il suivait les leçons du docteur Kô avec une joie et une admiration qui croissaient chaque jour, mais il s’était pris, pour son maître, d’une amitié, d’une tendresse respectueuses qui, elles aussi, devenaient toujours plus profondes et plus vives.
Le lama-médecin n’avait rien d’un ascète. Il interdisait sans doute l’usage de l’alcool et du tabac qui émoussaient la sensibilité tactile. Mais Kersten n’avait jamais eu de goût pour ces excitants. Par contre, le docteur Kô admettait la gourmandise. Il faisait sa propre cuisine et invitait souvent Kersten à partager un riz et un bouillon de poulet merveilleux. Quant aux rapports physiques avec les femmes, il les considérait comme salutaires pour l’équilibre des nerfs.
La gentillesse, la courtoisie, le désintéressement, l’égalité et la force d’âme contribuaient chez lui à un doux plaisir de vivre qui ne se démentait jamais. Et Kersten, si grand, si robuste, se sentait comme protégé par le vieux petit Chinois qui souriait sans cesse.
Aussi le choc qu’il reçut un matin de l’automne 1925 fut-il très dur.
Kersten venait d’arriver chez son maître. Celui-ci lui dit très paisiblement :
— Je pars demain rejoindre mon monastère. Je dois commencer à me préparer à la mort. Je n’ai plus que huit ans à vivre.
Kersten balbutia :
— Mais c’est impossible ! Mais vous ne pouvez pas faire cela… Mais comment pouvez-vous savoir !
— De la source la plus sûre. La date est depuis très longtemps écrite dans mon horoscope.
Le ton et le sourire du docteur Kô avaient leur gentillesse ordinaire, mais les yeux exprimaient une décision sans appel.
Alors, par l’acuité de sa peine, par la sorte d’arrachement intérieur qu’il éprouva, au sentiment de solitude et d’exil qui s’empara de lui, Kersten sut à quel point il était vraiment le disciple du petit homme jaune, ridé, à la barbiche grise et rare.
— Ma mission est accomplie, poursuivit le docteur Kô. Je vous ai transmis ce qu’il m’était permis de vous transmettre. Vous êtes en état de poursuivre mon travail ici. Vous prendrez mes malades.
Il ne resta plus à Kersten qu’à aider son vieux maître à faire ses valises. Le lendemain, le docteur Kô prit le train pour Le Havre d’où il devait s’embarquer pour Singapour, d’où il devait regagner son Tibet natal.
Et Kersten n’entendit plus jamais parler du docteur Kô.